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Exégèse
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Juillet 2000

Lettre d’Antoine Desclaibes à Philippe Poussin

Paris, le 16 juillet 2000.

« Cher Philippe,

Cela est désormais certain : il y a là une énigme dans laquelle j’engage désormais tout ce qui en moi respire. C’est comme si ce troubadour m’entraînait dans son tourbillon. Le manuscrit manifeste à plusieurs reprises que quelque chose fut dissimulé à Montségur dès le début de la guerre. L’Église le savait et cette raison, ainsi que tu le pensais, était suffisamment puissante pour mettre en mouvement des milliers d’hommes, durant quarante années de combats. Certes, il y eut des flux et des reflux : mais quelle constance dans cette quête inlassable et sanguinaire, dont l’objet même se dérobe encore à nous ! Suivant notre intuition, j’ai poussé ma recherche un peu plus loin. Je me suis souvenu de ce que tu me disais au sujet des légendes gravitant autour du site ; je me suis renseigné, en particulier, sur celle de l’abbé Saunière, que tu avais évoquée. Tu vas comprendre bientôt pourquoi elle a attiré mon attention plus que les autres.

En 1885, un prêtre âgé de trente-trois ans, Bérenger Saunière, arriva dans la paroisse de Rennes-le-Château. Quelques années plus tard, il entreprit des travaux de rénovation dans l’église locale, Sainte-Marie-Madeleine. Lorsque les ouvriers soulevèrent la partie supérieure de l’autel, ils s’aperçurent que l’une des deux colonnes sculptées de l’époque wisigothique était creuse, et contenait plusieurs tubes de bois renfermant des rouleaux de parchemin. Deux d’entre eux étaient des arbres généalogiques du XIIe et du XIIIe siècle ; les autres étaient des documents codés, rédigés au XVIIIe siècle par l’abbé Antoine Bigou, l’un des prédécesseurs de l’abbé Saunière. Celui-ci avait été l’aumônier de la famille Blanchefort dont le château, paraît-il, avait longtemps abrité un “grand secret” transmis de génération en génération.

L’abbé Saunière, incapable de déchiffrer ces parchemins, apporta son manuscrit à son supérieur direct, l’évêque de Carcassonne, qui l’envoya aussitôt à Paris consulter des experts. Il y passa trois semaines et, lorsqu’il revint, il était devenu mystérieusement riche. Au cours des années suivantes, il continua d’effectuer des fouilles en secret sous l’église et dans le cimetière. Menant grand train, il se fit bâtir une maison de style Renaissance, la villa Béthania, et une tour de style néogothique qu’il baptisa tour Magdala. Il restaura l’église et la décora de tableaux représentant le Chemin de Croix. Il y installa aussi d’étranges statues et fit placer sous l’autel un bas-relief qui était la réplique exacte d’une église des environs. Sculptures et peintures comportaient toutes des différences insolites avec la vision dogmatique traditionnelle… Était-ce là un autre code secret qu’il restait à déchiffrer ? Au fronton de l’église, on pouvait lire une inscription en latin : Terribilis est locus iste. Ce lieu est effrayant. Les fonts baptismaux étaient posés sur la statue d’un affreux démon, Asmodeus, le gardien du trésor légendaire du roi Salomon.

On sait que Saunière, après la découverte des parchemins, rapporta de Paris deux reproductions de tableaux. L’un d’eux était Les Bergers d’Arcadie, de Poussin – tu t’amuseras, mon cher Philippe, de voir qu’il s’agit de l’un de tes homonymes. Ce tableau lui aurait permis, ainsi que l’épitaphe figurant sur une tombe du village voisin, de déchiffrer le langage codé des parchemins. Comment l’abbé Saunière était-il devenu soudain immensément riche ? En quoi consistait ce fameux secret ? On pense, bien sûr, au fameux trésor cathare sorti clandestinement de Montségur. Son train de vie et sa conduite peu orthodoxe valurent en tout cas à l’abbé d’être suspendu de ses fonctions par l’évêque de Carcassonne. Il fit appel au Vatican, qui le réintégra dans ses fonctions. En 1917, il eut une attaque et mourut quelques jours plus tard. On raconte qu’il se confessa sur son lit de mort, et que le prêtre fut tellement choqué de ses paroles qu’il refusa de lui administrer les derniers sacrements.

Si je me permets de te rafraîchir la mémoire à ce sujet, mon cher Philippe, c’est que j’ai plusieurs révélations d’importance à te faire concernant à la fois les fouilles de Montségur, les aventures d’Escartille, le mystère de ce cavalier inconnu et mon précieux manuscrit.

Premièrement, j’ai de bonnes raisons de penser que les fameux rouleaux de parchemin que j’ai en ma possession sont ceux que retrouva l’abbé Saunière à la fin du XIXe (siècle, sous la forme codée que leur donna son prédécesseur, l’abbé Antoine Bigou. Cela expliquerait de quelle façon ils ont pu se retrouver en enfer, ici, à la Bibliothèque nationale. Considérons les choses avec objectivité : on se demande comment l’abbé est devenu riche après la découverte de ces parchemins codés. On sait que sa fortune lui est miraculeusement apparue après avoir consulté les “experts” parisiens… Ma conviction est faite : ces “experts”, sans doute des pontes de l’Église catholique, l’ont acheté.

Pourquoi, me diras-tu ? Pour prix de son silence, à n’en pas douter ! L’Église a voulu que cet homme se taise parce qu’il avait fait une découverte exceptionnelle. Ce ne serait donc pas le trésor cathare qui serait la source de son subit enrichissement : pourquoi aurait-il continué ses fouilles après son retour de la capitale, sans résultat, s’il était déjà en possession du fameux “trésor” ? Pourquoi le curé chargé de son extrême-onction se serait-il formalisé outre mesure de ses délires, s’il ne lui avait fait une révélation précise concernant ce qu’il avait découvert – non pas l’endroit où pouvait se trouver le trésor, mais la nature de celui-ci ? Une nature suffisamment hérétique pour damner le malheureux… Admettons une seconde que l’abbé Saunière ait tout simplement retrouvé et lu les parchemins d’Escartille, ou leur équivalent codé… Eh bien, figure-toi que l’archiviste a fini par retrouver dans quelles circonstances l’aventure d’Escartille est parvenue jusqu’en enfer : le manuscrit a été déposé en 1918, quelques mois après la mort de Saunière… et devine par qui ? Par l’archevêque de Paris ! Serions-nous à notre tour, mon ami, sur la piste du trésor de Montségur ?

Deuxièmement, à propos du trésor. Voici une autre preuve que celui-ci n’a pu être découvert par l’abbé Saunière – mais que, peut-être, il avait pu en connaître la signification exacte. On sait que le trésor fut arraché à Montségur peu de temps avant le bûcher des parfaits, dans un simple baluchon confectionné à l’aide d’une couverture. Indépendamment de toutes les légendes plus ou moins ésotériques, il est admis par les scientifiques que ce “trésor” a dû être dissimulé quelque temps dans une grotte voisine, avant d’être transporté plus tard en Italie où survivaient encore une poignée de Bons Chrétiens. Il semble que les minutes de l’Inquisition confirment ce fait. Mais que pouvait-on transporter dans ce baluchon ? Était-ce le trésor lui-même… ou ces parchemins, dont le secret permettrait de conduire jusqu’à lui ? Je t’accorde qu’il ne s’agit là, pour le moment, que de conjectures. Mais elles s’appuient sur autre chose encore.

En effet, l’archiviste et moi avons fait une découverte bien intéressante.

À force de relire ces rouleaux de parchemin, notre attention a été attirée par certains sigles et certains chiffres qui se trouvent consignés en leurs marges à plusieurs reprises. Je n’y avais guère prêté intérêt jusque-là, alors que, des heures et des heures durant, l’archiviste et moi avons eu ces rotulus sous les yeux ! Nous pensions qu’il s’agissait d’une simple numérotation des laisses ou des couplets, sans doute consignés lors de la reliure, et non par le troubadour lui-même ; des numéros destinés à remettre en ordre les morceaux, vieux et disparates, de ces feuillets. Il faut te dire en outre que ces chiffres sont très peu nombreux, et qu’ils semblent suivre, dans l’ensemble, une progression logique. Rien de bien curieux a priori. Mais en y regardant plus attentivement, l’archiviste a eu soudain l’une de ces vertigineuses intuitions qui le caractérisent. On pourrait penser qu’elles lui viennent de nulle part ; c’est mal le connaître. Je sais, moi, qu’elles sont issues de ces innombrables années qu’il a passées à traquer la vérité de textes bien plus complexes que celui-ci. Il s’agit de références, a-t-il dit. De références… à la Bible. Et la chose m’a alors paru évidente. Voici les passages que nous avons pu isoler :

Puis, prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna, en disant : “Ceci est mon corps, livré pour vous ; faites cela en mémoire de moi.” Il fit de même pour la coupe après le repas, disant : “Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, versé pour vous. ” (Luc, XXII, 19-20.)

Quand ils l’eurent crucifié, ils se partagèrent ses vêtements en tirant au sort. Puis, s’étant assis, ils restaient là à le garder. Ils placèrent aussi au-dessus de sa tête le motif de sa condamnation ainsi libellé : “Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. ” Alors sont crucifiés avec lui deux brigands, l’un à droite et l’autre à gauche. (Mat. XXVII, 35-38.)

Ressuscité le matin, le premier jour de la semaine, il apparut d’abord à Marie de Magdala dont il avait chassé sept démons. Celle-ci alla le rapporter à tous ceux qui avaient été ses compagnons et qui étaient dans le deuil et dans les larmes. Et ceux-là, l’entendant dire qu’il vivait et qu’elle l’avait vu, ne la crurent pas. (Marc, XV, 9-11.)

Il y en a d’autres encore, extraits des quatre Évangiles, des Nombres, des Psaumes ou du Livre des Rois. Tous ces renvois s’attachent soit à l’eucharistie et à la résurrection du Christ, soit à l’eschatologie finale, et à la présence sur terre du Démon. Peut-être cela est-il dû à la seule folie du relieur qui, vers le XVIIe siècle, a dû annoter le manuscrit de ses propres fantasmes ; toujours est-il que leur signification m’échappe. Et la dernière de ces annotations m’a stupéfié. Il ne s’agit pas, cette fois, d’une citation biblique, mais d’une sorte d’épigramme, en guise de conclusion de l’un des couplets :

LA PREUVE EST ICI.

Je scrute maintenant ce manuscrit d’un œil tout différent. À nouveau, l’impression de me trouver en face d’une sorte de contre-Évangile, de grimoire apocryphe, s’est emparée de moi. Tout cela fleure un ésotérisme suspect, mais nous devons nous rendre à l’évidence : il nous cache encore quelque chose, entre les lignes ! Ces références sont-elles une piste ? Et de quelle preuve s’agit-il ? Serait-elle en relation avec le trésor ? Avec la crucifixion elle-même ?

Mais pour les cathares, la question du corps du Christ ne saurait nous conduire nulle part : ne savons-nous pas qu’ils nient la résurrection ? Selon eux, nos enveloppes corporelles ne sont que des images façonnées par le Démon… Peut-être faudrait-il alors chercher dans cette direction : celle d’une preuve théologique de l’existence du Diable, maître de la Terre ! Une preuve qu’il est bien à l’origine du monde, celui de la matière – le nôtre ! Je frémis rien que d’y penser. Serait-ce là le sens réel de la bataille occitane ? Il n’y a pourtant rien de diabolique en apparence dans la suite du conte du troubadour, si ce n’est la terrible cruauté avec laquelle continuent les exactions ; si ce n’est que l’hérésie reste au cœur de cet affrontement. La “machine de guerre” dont parlait Pierre de Castelnau visait avant tout les conceptions religieuses des cathares. Oui, vu sous cet angle, l’enjeu de cette guerre semble bien d’ordre eschatologique. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il ait suscité tant de morts, en rencontrant ces esprits encore pétris des visions de l’An Mil et de celles de saint Jean. Comme si l’Église avait eu connaissance de ce secret, qui prenait pour elle le visage absolu du Dragon, causant un schisme sans précédent, qui aurait à la fois constitué, soudé et débordé les Églises cathares d’Europe. Un secret arrivé d’Orient, un secret diabolique, inadmissible aux yeux de Rome et déposé à Montségur…

Mais sa nature exacte reste incompréhensible.

Les hérétiques, fils de Satan…

Je me demande à présent : quel est le lien entre tout cela ?

Bien à toi, Antoine. »